Tripoli, camp de Beddawi. Discussion avec des réfugiés. Photo : CICR / Jordi RAICH
Négocier dans le contexte d'une urgence humanitaire est un exercice complexe et délicat. Les négociateurs humanitaires doivent constamment jongler avec les exigences des différentes contreparties, les demandes des responsables de haut niveau, le manque d'informations, le sentiment d'urgence, les menaces et les incertitudes ainsi que les dilemmes et les enjeux de la négociation elle-même.
Des études ont montré que ces multiples couches de pression, lorsqu'elles ne sont pas gérées correctement, peuvent avoir un impact négatif sur le processus de négociation et sur toutes les personnes impliquées. Savoir gérer la pression est devenu une compétence essentielle, non seulement pour les travailleurs humanitaires sur le terrain, mais aussi pour leurs responsables et les organisations dans leur ensemble.
Pour en savoir plus sur les outils disponibles pour soutenir les travailleurs de l'humanitaire, le CCHN s'est entretenu avec Chamutal Afek Eitam, professionnelle de l'humanitaire, formatrice, chercheuse et experte en résilience.
Chamutal est une professionnelle de l'humanitaire depuis plus de vingt ans, ayant travaillé dans divers endroits, notamment au Kosovo, en Érythrée, au Sri Lanka, en Haïti et en République démocratique du Congo. Depuis 2019, elle est la directrice de l'apprentissage et du programme de formation du Projet de résilience basé sur la contemplation à l' Institut Garrison International, une organisation de formation et de recherche à but non lucratif axée sur le bien-être du personnel humanitaire et la résilience. Elle finalise son doctorat en apprentissage organisationnel, évaluations et aide humanitaire.
Chamutal a partagé avec nous quelques conseils essentiels pour se préparer, gérer et se remettre de négociations sous haute pression tout en prenant soin de son bien-être. Continue de lire et clique sur chaque en-tête pour en savoir plus.
A. Être conscient de son état d'esprit
Reconnaitre que nous agissons sous pression
"En tant qu'humanitaires, nous avons tendance à vivre dans un état constant de combat ou de fuite, même lorsque nous ne sommes pas en danger, et nous souffrons de la pression que nous nous imposons", explique Chamutal. "Il est scientifiquement démontré que cela interfère avec notre capacité à penser logiquement".
La perception d'une menace (qu'elle soit réelle ou imaginaire) active le système nerveux sympathique et prépare le corps à réagir. Bien qu'il s'agisse d'un excellent mécanisme de survie en cas d'urgence, vivre dans un état d'alerte permanent peut être éprouvant et dommageable pour le corps.
Reconnaître que, dans de nombreux cas, nous manifestons nous-mêmes l'état "d'agir sous pression" est une première étape cruciale pour la gérer. Une fois que l'on commence à faire intentionnellement de petites pauses pour respirer et se réaccorder à nouveau au cours de la journée, la pratique devient naturelle, et on s'aperçoit que nous avons plus de contrôle et de choix sur notre réaction aux situations difficiles. Tout comme pour l'entraînement de n'importe quel autre muscle, on peut entraîner notre esprit à réagir en connaissance de cause au lieu d'être soumis aux réactions automatiques et physiologiques du corps.
Reconnaître et traiter les pensées et les processus émotionnels intérieurs et extérieurs est également la toute première étape de l'ABC de la résilience. Selon ce concept, la prise de conscience est la condition essentielle pour équilibrer nos comportements et nos attitudes et, en fin de compte, pour nous connecter à notre environnement et aux autres.
Aborder le processus de négociation en faisant table rase du passé
"Au plus fort d'une urgence, et bien que nous sommes bien conscients de l'importance de la participation et de l'appropriation locale, les humanitaires arrivent généralement sur le terrain avec un plan d'action spécifique", déclare Chamutal. "Pourtant, lorsque nous commençons notre travail, nous sommes confrontés à différentes perspectives ou opinions à prendre en compte et à traiter, et bien que cela soit attendu, cela nous ralentit. C'est quelque chose qui pourrait créer de la résistance/pression pour une personne réactive avec un état d'esprit orienté vers l'action."
"L'un des processus de négociation les plus difficiles que j'ai eu à gérer", dit Chamutal, "est celui avec les personnes que j'essayais d'aider". Lorsque les communautés locales ne sont pas d'accord avec la réponse mise en place, elles peuvent avoir l'impression de se heurter à un mur : les opérations sont retardées, tout s'arrête et un nouveau plan doit être négocié. Cette situation est particulièrement difficile à accepter pour les travailleurs humanitaires, qui craignent des retards opérationnels et de la souffrance supplémentaires au sein de la communauté, et qui peuvent donc se sentir impuissants pour gérer la situation.
"Être confronté à l'inattendu est difficile. Vous débarquez dans une situation d'urgence avec un plan opérationnel détaillé, mais vous devez aussi être préparé sur le plan personnel. Vous devez aborder le processus de négociation avec un regard neuf et un esprit ouvert."
"Nous utilisons tous nos sens et nos instincts - y compris notre intuition - lorsque nous négocions. Lorsque nous approchons nos contreparties, nous communiquons verbalement et non-verbalement. Pour que cela se produise, il est nécessaire d'être conscient de ce que notre esprit et notre corps ressentent et signalent."
B. Créer un équilibre
Laisser les choses se calmer
"Notre esprit est comme une boule à neige : il faut laisser les choses décanter un moment pour pouvoir voir ce qui se passe à l'intérieur", dit Chamutal. On ne peut pas réfléchir clairement si on se sent constamment secoué.e".
Assure-toi de prendre un moment de calme pour toi, pour respirer et réfléchir à ce qui se passe dans ton esprit, à la fin de chaque journée (ou à tout moment possible). Cet exercice peut être fait n'importe où - dans une voiture, dans ta chambre, dans la nature - et il ne prend que quelques minutes. Rassemble tes pensées, réfléchis à tes émotions et donne un sens à ce qui se passe.
"J'ai appris qu'il est possible de le faire dans les contextes les plus complexes. Un de mes bons amis, Luke Atkinson, était ce que l'on pourrait définir comme un dur à cuire ; ce n'était pas le genre de personne que l'on s'attendrait à voir s'intéresser aux conseils en matière de santé mentale. Et pourtant, c'est lui qui m'a montré que nous devons faire des pauses et respirer, surtout lorsque nous sommes en mouvement. Nous nous rendions en voiture à une destination donnée, nous nous arrêtions en chemin - dans une forêt, au bord de la mer... - et prenions un moment. Il y a toujours un peu de temps pour le faire."
Respirer
En permettant à l'oxygène de pénétrer dans notre corps, on active notre système nerveux parasympathique. En d'autres termes, la respiration atténue la tension musculaire et calme le corps.
"Voici une bonne technique de respiration que j'utilise sur le pouce ou lorsque je suis à court de temps. C'est un outil utile pour atteindre rapidement un état d'esprit détendu et clair", dit Chamutal.
Assieds-toi dans une position confortable et prends quelques respirations profondes. Pour commencer l'exercice, compte "un" pendant que tu expires. À l'expiration suivante, compte "deux", "trois" et ainsi de suite jusqu'à cinq. Si tu as réussi à atteindre cinq, recommence l'exercice. Si tu as perdu le compte ou si tu t'es retrouvé à compter jusqu'à huit, onze, vingt..., cela signifie que ton esprit s'est égaré ailleurs. Dès que tu commences à vagabonder, recommence à compter. C'est un exercice apaisant qui t'aidera à te recentrer.
(Remarque : tout au long de cet exercice, continue de prendre des respirations profondes mais naturelles. Les chiffres que tu comptes ne représentent pas le nombre de secondes pendant lesquelles tu dois expirer ; ils sont seulement un moyen de garder ton esprit concentré).
Trouver la méthode qui nous convient
"Lorsque l'on parle de prendre soin de soi, on pense immédiatement à bien manger, à faire de l'exercice, à méditer... Mais même en cochant toutes ces cases, on peut se sentir mal", dit Chamutal.
Tu n'aimes peut-être pas aller courir, méditer ou faire du yoga. D'un autre côté, il se peut que tu te sentes le plus heureux lorsque tu travailles sur le terrain pour aider d'autres personnes ; ou encore, il se peut que tu t'épanouisses dans des situations difficiles, à haute teneur en adrénaline. Cela fait partie de ta personnalité et ce n'est jamais une mauvaise chose.
"Il n'y a pas de définition unique du soin de soi. Je préfère penser au soin intérieur. En fin de compte, il s'agit de savoir et d'accepter ce qui fonctionne pour nous et ce qui est la bonne façon pour nous de faciliter l'équilibre dans notre vie".
C. Développer des connexions authentiques
Prends du temps pour toi entre les "réalités".
Quelle que soit la forme qu'il prend, le soin intérieur doit être continu et commencer idéalement avant que le corps ne commence à se sentir tendu. Il est tout aussi important de prendre soin de soi pendant les périodes difficiles qu'en congé ou après votre mission : cela nous rend plus performant.e et plus résistant.e.
À l'approche de la fin d'une mission, veille à te réserver une heure, voire une journée, avant d'arriver chez toi. Utilise·ce temps pour te déconnecter de ton environnement de travail, faire le point sur ce que tu as vécu avant de passer à autre chose, et reconnaitre le changement.
"C'est un peu effronté - et ne le dites pas à ma famille - mais lorsque je partais en congé, j'avais l'habitude de rentrer chez moi un ou deux jours plus tôt sans rien dire à personne", raconte Chamutal.
Prendre du temps entre les missions est tout aussi important pour le personnel national qui reste dans le pays. Lorsqu'on termine le travail, on ne change pas seulement d'environnement physique ; on passe également de notre vie professionnelle à notre vie privée et nous avons besoin d'un peu de temps pour nous ressaisir. On peut également profiter de cette période pour décider comment et avec qui on préfère partager nos pensées et nos sentiments.
S'appuyer sur les outils et méthodes développés par les experts
Depuis des années, des scientifiques et des experts mènent des recherches à l'intersection de la psychologie, de la sociologie et des pratiques humanitaires. Ils peuvent fournir des méthodes efficaces pour gérer la pression, tant à long terme que pendant des pics de situations stressantes.
Le projet de résilience basée sur la contemplation (CBR) est un programme développé par les principaux enseignants contemplatifs, spécialistes des sciences sociales, psychologues et travailleurs humanitaires dans le cadre d'études interdisciplinaires du Garrison Institute. "Il ne s'agit pas de rester assis immobile pendant de longues périodes et de chanter", explique Chamutal. "Il s'agit plutôt de prendre de petits moments au cours de la journée pour entraîner son esprit et gagner le contrôle de ses réponses. Grâce à l'entraînement, les praticiens peuvent améliorer leur bien-être et développer leurs capacités physiologiques et psychologiques résilienceà la pression."
Le Garrison Institute se concentre sur les pratiques contemplatives préventives : en d'autres termes, la culture non religieuse de la conscience et d'autres compétences générales par le biais de pratiques corporelles et mentales fondées sur la recherche. Le programme CBR s'appuie sur la méthodologie Conscience-Équilibre-Connexion (Awareness, Balance, Connection - ABC) - dont certains éléments sont décrits ci-dessus - pour aider les professionnels de l'humanitaire à devenir plus résistants à la pression grâce à l'éducation des pratiques contemplatives.
Tu as appris quelques conseils utiles pour gérer la pression sur le terrain.
...Et maintenant ?
-
Participez à nos prochains ateliers "Préparez-vous à la pression". (CCHN membres de la communauté seulement)
Dans le cadre de ses activités, le site CCHN organise régulièrement des ateliers pour vous aider à vous préparer à des négociations sous haute pression. Rejoignez-nous pour le prochain atelier : vous apprendrez d'un criminologue et d'un négociateur d'otages professionnel les méthodes pour se préparer avant, rester calme pendant et récupérer après la pression. Vous pouvez consulter les prochaines dates et vous inscrire à la formation en anglais ou français français ou anglais de l'événement ici.
-
Parcours notre page de ressources
Tu n'es pas encore membre de notre communauté ? Pas de problème ! Tu peux toujours naviguer sur le site CCHN pour découvrir des liens utiles vers des ressources de "premiers secours" et d'auto-apprentissage, ainsi qu'une liste de coachs professionnels ayant une grande expérience dans le secteur humanitaire.
-
Rejoins la communauté CCHN pour avoir accès à une variété d'activités.
Les travailleurs de l'humanitaire qui participent à l'un de nos ateliers de négociation deviennent membres de la communauté CCHN , un réseau mondial de négociateurs humanitaires sur le terrain réunis par leur expertise en matière de négociation et leur désir de soutenir leurs collègues dans le secteur. Les membres de notre communauté ont accès à un large éventail d'activités de négociation et de renforcement des capacités, mais aussi à des ateliers et des programmes axés sur la gestion du stress, la cultivation du bien-être et la résilience dans des négociations à fort enjeu comme celles mentionnées ci-dessus. Inscris-toi à l'un de nos prochains ateliers gratuits et deviens membre !